Quand on est blogueur et que l'on parle de livres comme moi, on nous contacte régulièrement pour que l'on s'intéresse à un roman, souvent publié à compte d'auteur ou/et en numérique. Certains nous envoient directement la version numérisée, d'autres nous demandent si ça nous intéresse de nous plonger dans ce qui est l'oeuvre la plus injustement méprisée du moment. Comme ça n'arrive pas tous les jours (mais quand même deux ou trois fois par mois), je réponds souvent par la positive, promettant d'y jeter un coup d'oeil mais sans m'engager à quelconque chronique, vous me connaissez...sans connivence... Jusqu'à présent tout ce que j'ai parcouru m'est tombé des mains ou de ma tablette, ancrant définitivement mon idée que ce qu'apporte l'édition numérique d'aujourd'hui à la littérature est du même niveau que ce que proposaient les éditions de la Pensée Universelle autrefois.
Sauf que je vais devoir revoir un peu mon jugement, car au milieu de récits du niveau d'un collégien du privé ou des autobiographies de célibataires anorexiques lectrices de Marc Lévy ou d'Anna Gavalda, je suis tombé sur un roman comme l'édition normale n'en fait pas paraître souvent, un livre ambitieux en terme de projet et de narration, et que je n'ai réussi à lâcher qu'une fois la dernière page lue ! "Le chant des grimaces" de Yann Frat mérite vraiment le détour.
Faire un résumé de ce livre m'est difficile. Si je prends l'intrigue réelle, je dirai que nous suivons Ludovic de Saint Ange (je vous l'accorde, il a un nom digne d'Harlequin, mais c'est vraiment sans importance), Ludo donc est médecin généraliste dans une petite ville du Sud-Ouest et éprouve soudainement des douleurs violentes au niveau de l'entrejambe. Inquiétude, traitements divers puis consultation avec un spécialiste ami, il finira par se faire opérer d'un kyste bénin à la prostate. Fin de l'histoire. C'est tout ? C'est ça le chef d'oeuvre ? !! Oui pour l'intrigue principale, nous ne sommes pas ici chez Joël Dicker, avec des péripéties ineptes toutes les trois pages (Harry Québert, vous savez...). Non, car tout ceci est le prétexte à une description au scalpel de cette petite bourgeoisie de province, fière de ses origines et de son rang, survolant dédaigneusement le commun des mortels, sûre de son bon goût et de sa morale dont le seul but est d'amplifier et promouvoir sa richesse ancestrale. Mais comme l'auteur a beaucoup de choses à dire (c'est un premier roman je crois ), il intègre d'autres portraits comme ceux des patients du médecin, gens simples, malmenés par la vie, mais aussi une réflexion sur le corps, triomphant ou vieillissant, puissant ou asservi, refait ou laissé à l'abandon. Et comme nous sommes dans un roman ambitieux, en filigrane, court toute une analyse sur l'élevage des mâles dans un grand Sud-Ouest machiste.
Tout ça me direz-vous, ce n'est pas un peu copieux ? Pas du tout, surtout que bien d'autres sujets sont également abordés, c'est simplement mené avec brio et surtout avec un point de vue comme on en trouve peu dans les romans d'aujourd'hui. Le personnage principal n'est pas vraiment sympathique et porte sur ce qui l'entoure un regard peu amène mais souvent juste. On est à l'opposé du docteur Sachs de Martin Winckler auquel le début fait penser. Mais là où ce dernier n'était que sirop et bons sentiments, de Saint Ange est ambigu, impitoyable parfois, trop objectif. Il navigue dans un milieu médical, décrit ici comme une machine à faire du fric, avec un cynisme total et finalement assez déstabilisant pour le lecteur. Il pense tout haut ce que certains n'aiment pas songer même tout bas, tellement l'époque essaie d'affadir la pensée pour mieux endormir les foules. Cela nous donne des passages d'une grande vérité, à l'écriture saignante et précise. Voila un roman comme je les aime : pas aimable pour deux sous mais totalement stimulant pour le lecteur. Plusieurs fois, j'ai obligé mon entourage à écouter la lecture de certains passages, tellement le ressenti était fort, interrogatif (mais il va où là ?) ou tout simplement magnifique de lucidité.
Lucide comme l'était le Breat Easton Ellis d"'American psycho" auquel l'auteur fait beaucoup référence, intégrant même Patrick Bateman, le héros de ce portrait des dérives de la société libérale, dans quelques courtes scènes du roman. Dans les nombreuses références et clins d'oeil qui apparaissent au fil des pages, je garderai celle à Céline (celui du "Voyage au bout de la nuit") auquel l'ampleur de ce livre fait parfois penser même s'il recèle ici ou là, quelques maladresses ou flirte quelquefois tout près du cliché.
A cent coudées au-dessus de bien de romans publiés en ce moment et malgré une édition uniquement numérique, nos grands éditeurs feraient bien d'aller faire un tour du côté de chezYann Frat. Bien cornaqué (parce que oui, il y a surement un petit toilettage à faire dans le manuscrit), ils pourraient en faire leur nouveau Houellebecq ( on pense aussi parfois à lui ) ou un nouveau Mauriac sans la culpabilité judéo-chrétienne. Vous trouvez que j'en fais trop ? Allez voir de vous même et vous me direz...
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Petit précision : je ne connais pas du tout ce monsieur Yann Frat. Je suis un lecteur occasionnel de son blog que vous trouverez dans ma liste de blogs préférés. J'ai eu envie de lire son livre car j'apprécie l'écriture corrosive de ses billets et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il a réussi le passage du petit texte court au vrai roman.
Bon, merci evidemment...
RépondreSupprimerMAIS TOUT DE MÊME (parce que bon, trop de bons sentiments ça va finir par me troubler moi) je tiens quand même à préciser :
1- La marquise De Saint Ange est le personnage principal de "la philosophie dans le boudoir" de Sade (mais je ne vous sens pas grand lecteur de Sade non?) dont je fais une citation en incipit. Et puis j'ai aimé l'ironie "de saint ange" pour quelqu'un qui n'est justement ni un saint... ni un ange. Pour Ludo par contre c'est de l'invention et mes héros s’appellent tous Léo ou Ludo. Mon psy sera ravi de faire une séance la dessus.
2- Juste pour préciser, ce texte est bien une fiction et non pas un essai. Donc ce que je dis sur la médecine n'est que de la fiction. Je me suis amusé à évoquer ce que donnerait l'horreur et le cynisme froid d'une médecine dictée par l'argent, simplement "pour faire réfléchir" comme vous le dites sur les limites de l'argent comme justification de tout, mais aussi sur les présupposés que l'on donne aux autres, sur le masque social etc... Ce texte n'est donc pas là pour dénoncer quoi que se soit de réel mais juste pour secouer le lecteur, pour l'obliger à penser, à tanguer sur ses bases.
Voilà c'est tout. Merci encore. Vraiment.
Yann
Pan ! Sur les doigts ! Oui, si je réfléchis bien j'ai lu plus d'Harlequin (2 je pense) que de Sade ( 1, pour voir)., Ceci dit j'aurai pu faire le rapprochement ... mais vous avez tout à fait raison de faire la précision... Je l'avoue, pour un livre avec tant de références , vous n'aviez peut-être pas pensé que le lecteur puisse faire un rapprochement avec ces romans à l'eau de rose... Les lecteurs sont parfois incroyables....
RépondreSupprimerPour la description du milieu médical, je sais bien que nous sommes dans le roman, mais quand on traîne un peu dans ce milieu, on rencontre quelques personnages assez proches de ceux décrits (sans pour autant être des salauds absolus ). Mais si la médecine continue sur la voie actuelle, on risque d'y arriver très vite...