lundi 2 avril 2012

Tangente vers l'est de Maylis de Kerangal


J'ai passé ma journée dans le transsibérien de Novossibirsk à Vladivostok. J'ai arpenté le train de la troisième classe surpeuplée par tous les conscrits se rendant en Sibérie jusqu'à la première classe, plus confortable et en compagnie d'une jolie française un peu mystérieuse montée à Krasnoïarsk. Et tout ça grâce à Maylis de Kerangal et son magnifique roman "tangente vers l'est".
Dès le premier paragraphe, le décor est planté :
"Ceux-là viennent de Moscou et ne savent pas où ils vont. Ils sont nombreux, plus d'une centaine, des gars jeunes, blancs, pâles même, hâves et tondus, les bras veineux le regard qui piétine, le torse encagé dans un marcel kaki, futes camouflage et slips kangourous, la chaînette religieuse qui joue sur le poitrail, des gars en guise de parois dans les sas et les couloirs, des gars assis, debout, allongés sur les couchettes, laissant pendre leur bras, laissant pendre leurs pieds, laissant pendre leur ennui résigné dans le vide, ..."
Un wagon de conscrits filant à 60 km/h vers une caserne sibérienne synonyme de bannissement, de trou noir. Parmi eux, Aliocha, vingt ans, broie du noir et décide dans sa tête de tenter le tout pour le tout en désertant au prochain arrêt. Hélas pour lui, la réalité s'avère plus sombre et il échoue. De retour dans le train, il rencontre une femme seule, française. Quelques regards et cigarettes partagés suffisent  à cette femme pour aider le jeune soldat à se cacher dans sa cabine de première classe. Et débute un formidable suspens, prenant, haletant. Aliocha réussira-t-il à échapper au sergent recruteur bien déterminé à ne laisser aucune de ses jeunes recrues prendre la tangente?
Si le livre est aussi prenant, c'est que l'écriture de cette auteure est absolument magistrale. Le pouvoir d'évocation de ses mots est immense, immergeant le lecteur dans une réalité tellement tangible que l'on ressent les soubresauts du train, la chaleur de l'eau sortant des samovars, la désespérance des paysages.
Nous sommes passagers de ce transsibérien, enfermés dans une cabine semi luxueuse où va se dérouler une traque infernale. Les deux personnages principaux véhiculent  l'ambiguité nécessaire pour que le champ de tous les possibles soit ouverts, rendant chaque geste, chaque tressaillement, chaque regard plus intense. Leur incommunicabilité accentue le caractère instable de leur relation. Le lecteur est pris dans un tourbillon de sentiments intenses. 
Arrivés à destination, nous descendons du train vibrants d'émotions.
Dire que ce livre m'a transporté serait un doux euphémisme. Maylis de Kerangal démontre une nouvelle fois qu'elle est une des auteures les plus douées  de sa génération, prouvant qu'un livre malgré son nombre de pages réduit peut décrire puissamment, admirablement, un très long voyage.




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